Discussion avec Agnès LALAU
Quels sont vos références, pas forcément artistiques, mais aussi théoriques, livres, auteurs, personnes etc. ?
Quand j’ai commencé vraiment réfléchir sur mon projet autour de la question de la représentation du corps des femmes noires, et me suis engagé dans une pratique plus consciemment politique, j’ai été très influencé par l’artiste afro-américaine Kara Walker. La découverte de son travail fut déterminante à cause de ses qualités à la fois politique et poétique. Son œuvre m’était vraiment parlante; elle parlait de l’esclavage au moment où je m’intéressais à l’histoire de la colonisation et je faisais constamment des liens entre ces deux sujets.
Au niveau théorique, j’ai été très marquée par le livre Léopold Sédar Senghor: l’art africain comme philosophie(Riveneuve, 2007) de Souleymane Bachir Diagne, un auteur sénégalais. Il parle de l’art africain en tant que philosophie et développe ses idées à partir des pensées de Senghor. Diagne aborde la perception occidentale de l’art africain, notant que les pratiques sont mal regardés et soulevé systématiquement sous un angle ethnographique ou très esthétique. Il déconstruit cela pour retourner à la source, l’âme des objets d’art Africain. Cette pensée fut une référence quant à des travaux que j’ai réalisés dernièrement.
Ce fut le cas pour ce que j’ai présenté il y a quelques mois au centre culturel de la Louvière. C’est un travail que j’avais fait à partir de pièce de tissu Kuba, c’est un peuple du Congo qui vient du Kasai. J’ai vraiment travaillé à partir de ces textiles, interrogé ma perception de ces motifs ainsi que la manière dont ils sont généralement présentés aujourd’hui en occident, c’est-à-dire dans des intérieurs très « design » accentuant un coté déco ou bien dans les musées où ces pièces perdent leurs vies. Ces pagnes sont supposés être vues portés lors de cérémonie et non présentés ainsi désincarnés. J’ai réalisé une série de grands dessins qui s’intitule Mbal, nom du ‘raffia’ en langue kuba.
Avez-vous un medium de prédilection ?
Je viens plutôt du dessin, par la suite j’ai fait beaucoup de peinture et ça fait à présent trois ans que je me suis mise à la gravure. Je navigue entre ces techniques en restant plutôt sur papier. Avant j’explorais beaucoup en couleur et aujourd’hui plutôt en brun ou noir et blanc.
Je décide de la technique à employer par rapport à ce que je souhaite exprimer. C’est donc très dépendant de mon sujet d’étude.
Mon travail est parfois figuratif, parfois abstrait et forte symbolique (comme dans la série Nature Sauvage). En ce moment je travaille en vidéo, j’anime des gravures en travaillant avec des fondus. J’ai donc un film avec ce genre d’animations en cours de développement. C’est le travail le plus intime que j’ai pu faire et qui porte une conversation avec ma mère à propos de la langue tshiluba, ma langue maternelle que je ne parle pas. Bien que la réalisation ne soit pas terminée, cette pièce me parait déjà être la plus emblématique de mon travail.
Quel est le champ thématique dans lequel s’inscrit votre travail ?
La transmission, en tant que ce que l’on transmet ou non; la mémoire, et plus particulièrement ce qui ressort inconsciemmen. Tous ces questionnements sont récurrents dans mon travail et touchent à la culture, l’identité. Mes projets témoignent de mon cheminement personnel, sur le terrain de l’afroféminisme, via mes recherches sur l’histoire de la colonisation. Le fait de m’emparer de ces questions donne bien plus de sens à mon travail d’artiste. S’ajoute à cela ma découverte et volonté de reconnexion à ma culture congolaise que je connais peu. Mes origines, belge et congolaise, éclairent ainsi quant à mes questionnements identitaires. C’est une identité hydride et je ne peux faire abstraction de l’une ou de l’autre. Ou se sent-ont chez soi en ayant les pieds entre deux pays ? On perçoit le manque, le vide en cas de manque d’accès à sa culture. Le chez soi, c’est un vécu qui doit être construit. C’est de cela dont se nourri mon univers.
Sur un plan professionnel, je travaille auprès de public qui sont en résonnances avec les questionnements identitaires qui me préoccupe: des personnes issues de l’immigration, sans papiers, attendant de recevoir leur nouvelle nationalité. Cela me pousse a penser à la décolonisation, d’autant plus que j’ai moi-même vécu au Burundi durant mon enfance. Ce vécu-là m’a influencé quant à la façon dont j’aborde ces sujets. Mon champ de recherche reflète aussi ce qui se passe en ce moment dans la société belge. La colonisation fut longtemps occultée. Grace aux mouvements décoloniaux c’est une question qui rentre dans le débat public et il y a de plus en plus d’initiative dans ce sens. Aujourd’hui on découvre plein d’artistes congolais, afro, et c’est très enthousiasmant.
— LALAU Agnès interviewée par CONDEROLLE Maéva,
transcription et rédaction par Prof. dr. BEKERS Elisabeth