Discussion avec Muhiba BOTAN
Muhiba Botan est une jeune artiste somalienne-néerlandaise née en 1988. Actuellement basée à Anvers, elle explore dans sa pratique diverses thématiques liées à l’intersection du genre et de la race dans l’identité. Elle avance dans ce sujet sans limite en se concentrant sur la perception de l’Autre dans notre société et mène ses recherches principalement à travers la photographie et la vidéo. Elle témoigne également d’un intérêt particulier pour le cinéma dont elle intègre des références parfois subtiles ou plus explicite dans ses projets. Ses zones de préoccupations révèlent une sensibilité aux problématiques sociales, politiques et culturelles auxquelles la diaspora afro est confrontée. Muhiba Botan examine la provenance de leurs représentations et s’intéresse aux processus de constructions de ces mythes, tout en exposant leurs lourdes conséquences. Son travail invite le spectateur à se joindre à elle dans cette remise en question, voire cette réinvention, des perceptions imaginaires de la société.
La manière dont les Noirs, les expériences des Noirs, furent positionnés et soumis aux régimes de représentation dominants fut le résultat d’un exercice critique du pouvoir culturel et de la normalisation. Non seulement, au sens “Orientaliste” de Said, nous avons été construits comme différents et autres dans les catégories de connaissance de l’Occident par ces régimes. Ils avaient le pouvoir de nous faire percevoir et vivre nous-mêmes comme “Autres”.
—Stuart Hall
Pouvez-vous nous parler de vos inspirations ?
C’est un mélange très large de beaucoup de choses. Presque tout ce qui est art peut m’inspirer. J’admire vraiment la façon dont les artistes s’emparent d’un concept ou d’une histoire et l’expriment à travers leur œuvre, à leur manière. Je ne suis donc pas seulement inspiré par les photographes ; ce n’est même pas purement visuel. L’essentiel est que j’aime la façon dont les artistes racontent une histoire. Lorsque c’est beau, intéressant et honnête, cela peut être n’importe quel moyen d’expression. J’apprécie vraiment l’histoire que les artistes racontent.
Avez-vous un projet qui vous semble emblématique, représentatif de votre pratique ?
Je dirais que The Myth of the Other est mon travail le plus emblématique. Au départ, j’ai trouvé la photo d’une petite fille dans un petit espace clos. Derrière la barrière, il y a une foule de personnes blanches et en particulier une femme qui tend à la petite fille noire une pomme ou autre chose à manger. Cette photo me semblait absurde et je n’étais pas sûre de ce qui se passait. J’ai fait une recherche inversée d’images sur Google et j’ai découvert l’existence des zoos humains. J’étais en état de choc, car cette question n’était pas abordée à l’école et est tenue à l’écart des discussions publiques.
J’ai ensuite fait de nombreuses recherches à ce sujet. L’une des choses qui m’a particulièrement frappée est que pour de nombreux Européens “ordinaires”, c’était la première fois qu’ils rencontraient des personnes d’autres continents. J’ai trouvé révélateur d’apprendre qu’une grande partie des stéréotypes que nous connaissons aujourd’hui sont nés et se sont consolidés à ce moment-là. Il existe également un mythe concernant le libre arbitre des participants à ces zoos humains. Les Européens ont volé ces personnes parce qu’ils en avaient besoin. Quand on pense à la dynamique de pouvoir qui était en place, il est impossible que certains aient pu être là de leur plein gré, que cette petite fille ait été là de son plein gré.
J’ai été particulièrement marquée par Stuart Hall ; son travail fait tout simplement sens pour moi. Il soutient l’idée qu’interroger les stéréotypes, c’est les démanteler. Et lorsque vous interrogez ces stéréotypes créés avec ces zoos humains, vous voyez immédiatement qu’ils sont basés sur des mensonges. Parce qu’ils ont pris des éléments de plusieurs cultures différentes pour créer la culture la plus exotique, même si ce qu’ils obtenaient n’était ni réaliste ni cohérent.
Dans l’œuvre The Myth of the Other, je voulais mettre en évidence la manière dont l’Autre est créé, à quel point ces stéréotypes sont fragiles et irréalistes. Je ne voulais pas simplement reproduire ou alimenter ces stéréotypes. Je voulais les interroger en rendant visible leur artificialité. L’Occident a dû créer un Autre pour réaffirmer son statut et justifier ses actions : “Ils sont différents de nous, nous devons utiliser la violence”. Ils ont simultanément créé un archétype le summum de la perfection pour se décrire. J’ai pensé qu’il serait intéressant d’utiliser des références à la culture pop et aux films présentant le “rêve américain”, qui est aussi clairement un fantasme. Nous savons, lorsque nous regardons ces films aujourd’hui, que c’est faux, que ce n’est pas la réalité : c’est un produit exporté pour justifier la domination. J’ai trouvé important de créer et de confronter ces deux fantasmes. L’un n’existe pas sans l’autre, il faut avoir les deux. On peut sentir la fausseté dans les deux. Puisque The Myth of the Other est une double série d’autoportraits, je pose ainsi à la fois le modèle idéal occidental imaginaire et son opposé, l’Autre, également imaginaire, cela soulève la question suivante : “Pourquoi ne pouvons-nous pas lire le premier segment d’images pour ce que c’est, alors que nous pouvons le faire pour les autres images ?”.
Je constate également que vos images comportent de nombreuses couches. Qui sera capable de leur donner immédiatement une lecture profonde et de s’y attacher ? Qui s’en tiendra à une lecture superficielle de ce qui est rendu explicite ?
Je me réfère à ma propre histoire, à ma propre famille. Mon père était ministre de l’éducation en Somalie, mais lorsqu’il est arrivé aux Pays-Bas – où j’ai vécu avant de m’installer en Belgique – les seuls emplois qu’il a pu trouver étaient des emplois de nettoyage. Plus je grandis, plus cela m’horrifie. Il n’y a rien de mal à trouver des emplois de nettoyage, mais c’est un problème de n’avoir aucune autre option. Que quelqu’un qui était ministre de l’éducation n’ait pas eu l’opportunité de choisir une autre profession. Que ce soit la seule option donnée à quelqu’un qui a tout perdu à la guerre. Son histoire n’est pas la seule ainsi ; c’est l’histoire de beaucoup d’entre nous. Tout cela a eu un impact sur ma famille, et sur moi aussi.
J’aime l’idée de faire quelque chose que notre propre communauté peut reconnaître, qui leur fait ressentir quelque chose. Cela a influencé mon choix de travailler avec ces stéréotypes plutôt qu’avec d’autres. Il est important pour moi que les Afropéens, les membres de la diaspora, les réfugiés, puissent lire mon travail. J’ai eu d’excellents retours sur mon travail de la part de ma propre communauté ; ils peuvent en tirer plus et y mettre plus.
Mais j’ai vraiment du mal à savoir comment le public blanc et les institutions pourrait l’interpréter. Jusqu’à présent, c’est toujours clair pour eux, même si ce n’est pas aussi complexe que pour le public afro. Parce que l’artificialité est rendue très explicite et lisible par tous. Néanmoins, je veux rester vigilante. Par exemple, la photo avec le singe en peluche au sein : Je refuse tout simplement de la montrer, ou de la vendre, seule. Et d’un autre côté, cela m’attriste de devoir penser à ces choses. Les artistes noirs méritent d’avoir la même liberté que n’importe quel autre artiste.
— BOTAN Muhiba interviewée par CONDEROLLE Maéva,
transcription et rédaction par Prof. dr. BEKERS Elisabeth