Les alters-egos de Precy NUMBI
Precy Numbi est un jeune artiste revêtant plusieurs identités. Né en RDC en 1992, il grandit la tête pleine d’histoires de superhéros occidentaux. Il obtient son diplôme à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa dans un département consacré à l’architecture d’intérieur en 2015. Pourtant il décide immédiatement de s’engager dans la performance. Precy va à la rencontre des gens, interroge les problématiques qu’il perçoit depuis là où ils se tiennent ensemble.
En 2018, il performe avec le collectif Kin-Act Jardin de Sang, une œuvre à la thématique subversive. Ils y dénoncent un point d’actualité politique en condamnant les massacres de Beni. Cela leur vaudra une arrestation pour trouble à l’ordre public et dix jours de prison. Precy Numbi saisit alors l’importance d’avoir une identité super-héroïque pour préserver son identité civile. C’est ainsi que naissent ses alter-égos formant la « République Kimbalabala ».
Precy Numbi se réalise sous le costume de robot-sapiens. La question des matériaux lui est très significative. L’art regorge de matériaux précaires issus de nos quotidiens. Des objets de l’ordinaire, certains pouvant être pérennes encore qu’ils n’en aient pas toujours la vocation. Precy Numbi part ainsi en quête de rebuts. Il s’interroge quant à leur trajectoire. Remet en question l’habitude des pays occidentaux à envoyer leurs déchets en Afrique. Les objets qu’il utilise sont relativement récents. Il pointe alors du doigt la vitesse de péremption de biens qui une fois (re)jetés, perdent leur« plus-value » originelle. La quantité massive de déchets qu’il observe se fait selon lui emblème de la surconsommation des sociétés néo-libérales contemporaines. Ses matériaux, vidés de leur rôle premier, sont le plus souvent tout de même identifiables.
A titre d’exemple, Precy intègre différents circuits électroniques pour téléphone cellulaire sur ses costumes. La fabrication de ces derniers nécessite l’extraction de coltan (mot valise désignant la colombite-tantalite). La RDC possède entre 60 et 80% des réserves mondiales de ce minerai. Son extraction se fait sous des conditions insoutenables et au moins 40 000 enfants travaillent comme creuseurs dans les mines. Le minerai est ensuite envoyé à l’étranger pour le profil des grandes entreprises basées sur d’autres continents. Une fois qu’ils cessent de fonctionner, ces objets sont renvoyés comme déchets en Afrique. Precy Numbi met cela en exergue et porte sur lui ces symptômes banalisés de différentes problématiques liés aux questions de surproduction. La présence de ces objets entre ses mains sous-entend qu’un problème est survenu. Ils manifestent une défaillance, qu’elle soit technique ou sociétale et écologique. C’est notamment ces réflexions qui font naître les formes des robots-sapiens Kimbalabala.
Le néologisme Kimbalabala est directement issu de Kimbala, un terme argotique lingala désignant l’usure d’un véhicule ayant subi plusieurs réparations successives. Precy joue avec l’aspect glissant du langage en doublant son suffixe pour insister sur la vétusté de la machine. Le caractère fongible des éléments avec lesquels il compose n’implique pas pour autant qu’ils soient fragiles ou éphémères. Ces objets semblent pour la plupart avoir eu une courte première existence mais sont destinés à durer en tant que déchets. Lors de leur réemploi, Precy les habite, les fait vivre. Il se trouve enserré dans un costume-armure dont le poids, une vingtaine de kilos, et les accroches lui dictent ses gestes. Les mouvements doivent donc suivre une certaine chorégraphie pour ne pas heurter le corps qui porte le costume. Son apparence rappelle celles des personnages des fictions d’anticipations dystopiques. C’est l’occasion pour lui d’envisager l’avenir de ces débris. Les robots-sapiens de Precy portent ces considérations qui s’affirment éco-futuriste. La dégradation de l’état de l’environnement par les hommes a des effets sur la nature de l’être humain lui-même.
Il souhaite lier les notions de futurisme et d’écologie à une décolonisation de l’espace public et de la pensée. Precy invite ceux qui le croisent à devenir leur propre figure héroïque. A Kinshasa, il travaille avec des enfants, les poussant ainsi à penser en dehors des références diffusées par l’occident. Ils décident eux-mêmes ce à quoi leur super-héros doit ressembler. Precy les encourage à décoloniser leur imaginaire. Les africains n’ont pas à être les « Autres » tels que présentés dans l’imaginaire occidental, ils sont eux aussi les super héros. Ils peuvent définir ce à quoi ressemble leur super-héros et les incarner en leur propre termes. Chacun d’eux peut devenir acteurs héroïques des luttes de sa communauté.
Les membres de la république Kimbalabala servent des rôles différents et répondent à des fonctions spécifiques. L’un des costumes est voyant de par sa taille et couleur, en le portant Precy alerte quant à la mauvaise conduite des automobilistes. Sa visibilité lui permet d’être repéré de loin par les conducteurs qui doivent ainsi ralentir. Cet alter-égo se dédie ainsi à la prévention routière. Ces identités lui allouent de mettre en lumière les problématiques qu’il perçoit dans son environnement direct.
Precy Numbi performe aussi en Belgique. Il critique la tendance des institutions locales à chercher à se distancer des problématiques qu’il soulève en limitant sa pratique à l’étiquette vague d’« Art Africain ». C’est un moyen d’éloigner le problème pour éviter d’avoir à penser à sa propre implication dans les sujets soulevés. Mais depuis son atelier à Bruxelles, Precy se crée des tenues avec les déchets trouvés localement, au bord des routes belges. Il confronte la population avec leurs propres ordures, qui s’avèrent être semblables à celles qu’il trouve à Kinshasa. Precy Numbi explore le monde qui l’entoure en performant. Il présente ainsi une pratique vivante de l’art qui s’affirme comme résolument contemporaine.
— Prof. dr. BEKERS Elisabeth et CONDEROLLE Maéva