L’essentiel artivisme de Laura NSENGIYUMVA
L’art contemporain n’échappe pas aux nombreuses questions sociales qui s’avèrent en faire partie intégrante. L’artiste multidisciplinaire Laura Nsengiyumva, basée à Bruxelles, démontre à juste titre l’importance d’une pratique et d’une pensée artistiques décoloniales. Elle remet en question le monde de l’art et la manière dont les inégalités sociétales sont reproduites dans les espaces publics.
À travers des vidéos, des performances et d’autres réalisations plastiques, Nsengiyumva met en évidence l’afrophobie du système qui nous entoure. L’art se fond dans ce système et en est le reflet, ce qui le rend politique par nature. Ce caractère politique est autant surestimé que sous-estimé. Nsengiyumva elle-même note avec inquiétude le danger d’une simple “révolution esthétique”, la glorification des plus petites subversions. Comme le dit Audre Lorde dans son essai “The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House” (1979), aucune libération ne sera atteinte sans que les opprimés ne se définissent dans leurs propres termes, ne se déterminent dans un autre système, ne développent de nouvelles façons de lutter et, surtout, de penser. Le maître peut permettre aux opprimés de le battre temporairement à son propre jeu, mais il ne leur permettra jamais d’apporter un véritable changement.
Nsengiyumva développe ainsi une pratique à l’ontologie singulière, un artivisme qui tient autant du travail artistique que du projet militant. Elle s’empare pleinement de l’identité politique de l’art et la mobilise pour s’attaquer aux différentes incarnations du racisme en Belgique. Par exemple, depuis 2017, elle fait des apparitions en tant que reine Nikkolah à l’occasion de la Saint-Nicolas (6 décembre). Vêtue d’une tunique rouge et les cheveux coiffés en mitre, elle distribue des bonbons aux enfants sages. Elle propose une cérémonie joyeuse, alternative saine au folklore raciste qui veut que le Saint-Nicolas soit accompagné d’un croquemitaine noir [nommé Black Pete]. Une expérience menée par Bamko-Cran à Bruxelles en 2019 a révélé que ce dernier est identifié par les enfants comme un Africain qui incarne le rôle du méchant, du crétin et du serviteur. Avec sa performance, Nsengiyumva dénonce les effets péjoratifs que ces représentations ont sur l’image de soi des enfants afro-belges. Cette agression ritualisée participe aux oppressions structurelles qui limitent le plein potentiel de leur développement social. En tant que groupe particulièrement vulnérable, les enfants d’origine africaine sont poussés dans ce que Miltos Santos appelle une “citoyenneté mutilée”, qui les prive de la possibilité de se considérer comme des membres à part entière de la société dont ils font pourtant partie.
Nsengiyumva saisit également l’occasion de réfléchir à l’implication de ceux qui promeuvent ces traditions comme des armes insidieuses de domination raciste. Elle rejette toute mission qui l’obligerait à incarner une figure vile ou inférieure ; elle reprend son pouvoir et s’affirme comme une figure de résistance active contre l’afrophobie. Dans son costume rouge, elle dissout également les représentations du croquemitaine de manière littérale en faisant fondre ses effigies dans du chocolat à feu doux ; ce procédé de fonte est une technique récurrente dans son travail.
Lors de la Nuit blanche du 6 octobre 2018, Nsengiyumva a présenté pour la première fois son installation PeoPL. Pour cette installation, elle fait basculer de son piédestal une réplique en glace de la statue équestre de Léopold II, qui fond dans une temporalité sobre mais irréversible. Elle critique ainsi la position que le monarque occupe encore dans l’espace public et dans la conscience collective en Belgique. Son héroïsation dans l’espace urbain se cristallise à travers divers autres marqueurs du passé colonial qui continuent à vivre et à fonctionner comme une propagande. L’artiste en parle comme d’une “Leçon de radicalité : le temps compte”. Les activistes décoloniaux et leurs alliés, y compris les universitaires, les vandales et les citoyens engagés à changer la mentalité actuelle, font en sorte qu’il soit de plus en plus difficile pour les institutions problématiques de ne pas être remises en question, car ils font pression pour que des discussions aient lieu sur la nature excluante et élitiste de ces institutions. Cela conduit à la création de plateformes pour les subalternes, qui sont de plus en plus pris au sérieux grâce à ces approches. Cette installation s’oppose à la politique du statu quo et est une ode à ceux qui agissent pour dissoudre les mythes qui ont été historiquement construits pour glorifier les uns et subjuguer les autres. Nsengiyumva démontre ainsi combien il est essentiel et indispensable d’avoir une pleine conscience de l’art comme outil de lutte politique.
— Prof. dr. BEKERS Elisabeth et CONDEROLLE Maéva